Les Anglais découvrent les charmes du lepénisme

Nick Griffin, le leader du British National Party (BNP), le parti d’extrême droite anglais, a parfaitement réussi son baptême du feu à la BBC, lors de sa première participation – le 21 octobre dernier – à l’émission politique Question Time, dans laquelle des hommes politiques de tout bord sont soumis aux questions du public. Sous les quolibets de la salle et en dépit des protestations de vertu outragée des autres invités, il a pu tenir droit dans ses bottes son discours raciste et xénophobe habituel, et se répandre sur les méfaits de l’immigration.

Pour l’heureux téléspectateur français assistant à cet événement historique, l’émission évoquait irrésistiblement la première participation de Le Pen à L’Heure de vérité, il y a de cela vingt-six ans, coup d’envoi de l’anoblissement médiatique du FN et son entrée triomphale dans le jeu politique. Différentes questions se posent aussitôt. Pourquoi les Anglais ont-ils pris vingt-cinq ans de retard en matière de banalisation de l’extrême droite ? Pourquoi le discours sur l’immigration n’a-t-il pas encore pris à Londres le tour à la fois abject et grotesque qu’il a à Paris ? Pourquoi le climat politique en Angleterre évolue-t-il cependant aujourd’hui vers une stigmatisation croissante des immigrés ?

Bien sûr, nous ne sommes pas naïf au point de croire les Anglais moins racistes que les Français, ou ayant une particulière inclinaison vis-à-vis des étrangers : il y a là comme ici un petit noyau de racistes fanatiques, une minorité d’antiracistes convaincus, et entre les deux un vaste marais d’honnêtes citoyens aux convictions molles, qui tentent tant bien que mal d’étouffer leurs réflexes xénophobes hérités de l’histoire par un usage prudent de la raison. La différence entre la France et l’Angleterre tient à la façon dont, depuis trente ans, le discours politique et médiatique s’est organisé outre-Manche, et par conséquent à la façon dont l’imaginaire politique s’est restructuré dans les représentations collectives. Deux faits notables doivent être soulignés : d’une part, le discours eurosceptique a tenu jusqu’à présent au Royaume-Uni le même rôle structurant que le discours anti-immigration en France. Autrement dit, les Anglais ont une autre tête de Turc que l’immigré, un autre punching-ball : le fonctionnaire européen.

Il est vrai qu’on a peine à imaginer la violence de l’euroscepticisme et de l’europhobie en Grande-Bretagne. C’est un sentiment multiforme et total, qui transcende les clivages politiques, sociaux, régionaux, etc. L’Union européenne est perçue comme une menace globale pour l’identité du pays, sa démocratie, son économie, son Etat-providence (ce qu’il en reste), sa culture, etc., et même les aspects les plus triviaux du mode de vie – la conduite à gauche ou le système métrique par exemple. L’euroscepticisme est devenu un état d’esprit général, un prisme à travers lequel envisager le monde – voire presque une sorte de vertu nationale, une qualité qui serait propre aux Anglais au même titre par exemple que le flegme. Ainsi, aujourd’hui, c’est au moins le quart de l’électorat britannique – si ce n’est le tiers – qui souhaite que le pays quitte l’UE : aux élections européennes de juin 2009, l’UKIP (United Kingdom Independance Party) est arrivé second du scrutin (16,1 % des voix) avec pour seul et unique programme le retrait pur et simple du Royaume-Uni de l’UE – noble objectif partagé aussi par le BNP (6,1 % des voix) et une partie des Tories dissidents de la ligne officielle du parti. (On remarque ainsi les résultats croisés entre la France et l’Angleterre des droites souverainistes et extrêmes : si l’UKIP peut faire les mêmes scores électoraux que le FN dans ses meilleurs moments, l’extrême droite anglaise en revanche doit se contenter des scores généralement beaucoup plus modestes de nos souverainistes.) Bien sûr, cet euroscepticisme est une construction politique et médiatique qui sert avant tout les intérêts de la classe dominante, et tous les Britanniques ne sont pas dupes ; il y a même en Angleterre un parti ouvertement pro-européen – les libéraux-démocrates, la troisième force politique du pays. Cependant, cette hostilité latente à l’UE imprègne le climat politique au point que la figure saillante sur laquelle vont spontanément se cristalliser les fantasmes, les angoisses et le ressentiment de l’opinion sera celle de l’eurocrate bruxellois.

Bien sûr, la situation est différente en France : chez nous, le bouc émissaire est l’immigré. Comment en est-on arrivé là ? Dieu merci, personne ne croit plus aujourd’hui à cette aimable fable selon laquelle le FN aurait distillé en France un « poison raciste » dans les années 1980 et aurait, par ses incessantes provocations, contraint les autres partis politiques à se positionner par rapport à ses thématiques xénophobes, les poussant à d’inévitables concessions pour limiter son influence. La réalité est tout autre : dès la fermeture des frontières en 1974, les responsables politiques, de droite comme de gauche, et au plus haut niveau de l’Etat (Chirac, Barre, Mitterrand, VGE, etc.) ont pris la détestable habitude d’attribuer régulièrement les problèmes économiques et sociaux du pays à la présence des immigrés en France. La rhétorique anti-immigrés n’a pas été une innovation de Le Pen, même si seul le FN en fait son fonds de commerce exclusif, en l’insérant d’ailleurs dans un discours contestataire anti-establishment, anti-élitaire, qui, sans aucun doute, a assuré le succès du parti au moins autant que ses thématiques proprement xénophobes. D’autre part, le FN a été un épouvantail commode qui a permis aux partis de gouvernement de présenter comme modérés leurs propres discours sur l’immigration, alors que, dans le même temps, on convoitait son électorat, utilisé tantôt comme élément pour diviser l’adversaire (stratégie du PS), tantôt comme réserve de voix de second tour (à droite). Bref, une dialectique subtile entre le FN et les autres partis s’est établie – un binôme fonctionnel –, où ont été dramatisées les différences entre le discours « républicain » d’un côté et « fasciste » de l’autre, pendant que se diffusait lentement dans la société un socle commun de représentations stéréotypées faisant de l’immigré une figure menaçante pour la nation, et que s’imposait l’idée que l’immigration était uniquement un « problème » devant être réglé « énergiquement » – de plus en plus « énergiquement », d’ailleurs, au fil du temps.

Avec le recul, l’on cerne aujourd’hui la logique qui a poussé l’establishment français à adopter cette posture implacable sur l’immigration, et qui apparaît d’autant mieux quand on la compare avec la situation britannique. Elle relève presque d’un problème de communication : tout se passe comme si tous ces discours sur l’immigration n’avaient eu pour seule fonction que d’occulter la conversion du pays (honteuse mais indiscutable) au modèle néolibéral. Or, contrairement à la France, la conversion au néolibéralisme s’est fait au Royaume-Uni sur un mode volontariste et explicite, ce qui a évité le recours systématique à des politiques de compensation. Autrement dit : tout occupés à se placer à l’avant-garde de la mondialisation libérale et à s’en vanter, les Anglais n’ont pas eu besoin de recourir à la politique d’immigration pour se prouver à eux-mêmes qu’ils avaient encore la maîtrise de leur destin.

Il suffit de se rappeler Thatcher et sa manière de présenter la conversion au modèle néolibéral comme le seul moyen possible pour l’Angleterre de retrouver le chemin de la prospérité (« There is no alternative », tel fut son mantra dès son arrivée au pouvoir en avril 1979). Son programme politique était on ne peut plus clair (monétarisme, libéralisation de l’économie, primat du marché sur l’Etat, etc.), et fondé sur des fondements anthropologiques tout aussi clairs (« There are no such thing as society », pouvait-elle dire encore en 1987). C’est ce programme qui a été mis en application avec constance et détermination – non seulement par les Tories mais également ensuite par le Labour, rebaptisé pour la circonstance New Labour en 1996. Les travaillistes n’ont jamais fait mystère de leur adhésion au modèle économique néolibéral (« We are all Thatcherites now », écrivait même Peter Mandelson en 2002), adhésion qui est à la base de leur conception de la redistribution : il faut jouer à fond le jeu de la mondialisation pour produire une richesse qui, quand elle se diffuse dans le pays, profite à chacun, et corriger à la marge les inégalités les plus flagrantes.

Cela n’a donc rien à voir avec la manière dont, de 1983 à 2007, les gouvernements français successifs (sauf le cabinet Chirac 1986-1988) ont tenté de justifier la conversion honteuse et parfois confuse du pays au modèle néolibéral, et à occulter le rôle central que jouait la construction européenne dans cette conversion. La libéralisation et la financiarisation de l’économie ont été présentées peu ou prou comme des adaptations contraintes et forcées aux exigences de la mondialisation, tandis que par ailleurs l’on promettait de faire tout son possible pour défendre le modèle français et réduire la « fracture sociale ». Les socialistes français en particulier n’ont pas fait leur aggiornamento blairiste et n’ont donc jamais su expliquer ce qu’était réellement au fond leur politique quand ils étaient au pouvoir – mais il faut reconnaître à leur décharge que leur évolution aura été plus confuse que leurs homologues britanniques (les 35-heures de Jospin étaient quand même une authentique mesure progressiste, complètement à contre-courant du stakhanovisme ambiant). Il reste que les dirigeants français se sont toujours présentés comme les « malgré-nous » de la mondialisation, et que s’est répandu dans le pays un sentiment d’impuissance et de frustration face aux évolutions inquiétantes du pays.

Alors, au fur et à mesure que l’Etat a organisé la dépossession de ses moyens d’action économique au profit d’instances privées transnationales (« marchés », entreprises multinationales) et d’institutions bureaucratiques supranationales (BCE), et qu’il n’a plus été à même d’enrayer le développement des inégalités et de la précarité à l’intérieur de son territoire, il lui a fallu d’une part élaborer un discours susceptible d’expliquer la dégradation de la situation sociale, et d’autre part trouver un domaine dans lequel manifester son volontarisme et retrouver une certaine crédibilité. Le discours anti-immigration (comme du reste le discours sécuritaire) a été un expédient parfait : il a fait diversion (pendant qu’on parle d’immigration, on ne parle pas d’économie), il a pu fournir une explication au malaise ambiant (l’immigration comme origine de nos malheurs), et il a pu être prétexte à une intense activité législative, prouvant par là même que le gouvernement et les députés servaient encore à quelque chose.

On peut faire ainsi le constat suivant : le développement du discours xénophobe et raciste en France a été le prix à payer pour sa conservation honteuse (et d’ailleurs inachevée) au modèle néolibéral. A l’inverse, le néolibéralisme décomplexé de l’Angleterre a permis à ses leaders de ne pas jouer la carte de la xénophobie et du racisme. Bien sûr, la crise économique actuelle remet complètement en cause ces fragiles équilibres. On devine en particulier de tout ce qui précède que cette crise – qui discrédite le modèle économique anglo-saxon et fait apparaître contreproductif le discours eurosceptique – pourrait être le prélude à une normalisation progressive du Royaume-Uni en matière de « xénophobie d’Etat », et que le pays pourrait connaître bientôt, à l’instar non seulement de la France mais aussi de l’Autriche, de l’Italie, des Pays-Bas, du Danemark (de toute l’Europe continentale en fait – sauf l’Allemagne, peut-être, pour les raisons que l’on sait) un processus accéléré de dépérissement démocratique.

Que le modèle anglo-saxon (i.e. la croissance par les inégalités, le surendettement et la spéculation) soit à terre, qu’il soit blessé à mort et qu’il ne s’en relèvera pas, c’est une évidence (pour ceux qui ont encore le moindre doute : http://www.pauljorion.com/blog) ; que, dans ces conditions, le Royaume-Uni n’ait plus les ressources financières et idéologiques de son euroscepticisme hautain, de son « splendide isolement », c’est tout aussi évident. Il faut voir d’ailleurs la manière dont David Cameron, le leader Tory, a enterré le référendum sur le traité de Lisbonne qu’il avait promis solennellement pour comprendre que jamais les Anglais ne quitteront l’UE, et que l’europhobie entretenue au sein de l’opinion publique par la classe dirigeante est vite mise sous le boisseau quand les intérêts changeants et contradictoires de celle-ci exigent qu’elle le soit.

De plus, Cameron s’est fait rappeler à l’ordre par les Américains : ceux-ci lui ont fait comprendre en octobre dernier qu’ils n’appréciaient pas sa décision de quitter le groupe conservateur du Parlement européen pour fonder un nouveau groupe avec des Polonais antisémites – et pas simplement à cause des plaintes de lobbies juifs new-yorkais : ils lui ont fait comprendre aussi que la special relationship n’avait d’intérêt pour eux (les Américains) que dans la mesure où leur allié préféré était un acteur influent de l’UE, et non pas un figurant qui se met volontairement à l’écart et snobe ses partenaires. Bref, on peut raisonnablement penser que, si David Cameron arrive à Downing Street cette année, il consacrera une bonne part de son mandat à mettre de l’eau dans son vin europhobe, et qu’il se résignera à faire ce qu’ont fait tous ses prédécesseurs : défendre avec acharnement à Bruxelles les intérêts britanniques (et ceux de la City en particulier) – en attendant de reparler un jour de l’adhésion du pays à l’euro, aussi inéluctable que le fut en son temps l’adhésion à la CEE.

Il est donc impératif d’atténuer l’euroscepticisme ambiant en Angleterre et de trouver à l’opinion publique un défouloir de substitution. Les élites britanniques vont en effet être confrontés dans les prochaines années à un défi redoutable : comment maintenir la structure fortement hiérarchique et inégalitaire de leur société dans une période d’appauvrissement, et empêcher tout restauration sous une forme ou une autre des mécanismes de redistribution et de solidarité collective que trente années de thatchéro-blairisme ont voulu détruire ? Comment faire oublier aux électeurs que la gestion de la crise par le gouvernement a consisté à transférer la dette des banques sur le compte de l’Etat, et donc du contribuable et des générations à venir, sans ébaucher pour l’avenir le moindre projet alternatif (hormis de vagues propositions sur les énergies vertes) ? Il serait quand même dommage pour l’union sacrée Buckingham-Westminster-la City de renoncer si vite au privilège exorbitant d’être le pays le plus inégalitaire d’Europe !

Pourquoi alors ne pas appliquer en Angleterre un modèle qui marche si bien en France ? Le discours anti-immigrés est déjà là, il est prêt, il est rôdé depuis longtemps – et pas simplement dans les cercles restreints du BNP, mais aussi à l’UKIP, chez les Tories, au sein du Labour. Il n’y a plus qu’à le mettre davantage en valeur, à lui donner une crédibilité électorale, et surtout à le placer sous le signe de l’urgence, de la menace imminente. On s’interroge ainsi gravement sur les ravages de l’immigration de masse sur la social fabric of Britain ou la Britishness et, comme on pouvait s’y attendre, l’islam est l’objet de toutes les attentions, puisque supposé incompatible avec la modernité, le mode de vie et les valeurs britanniques, etc. Tout aussi récurrent est la dénonciation du poids exorbitant que représenteraient les immigrés pour les finances publiques, le welfare system et les dispositifs de solidarité collective, etc., sans parler de la concurrence qu’ils exerceraient sur le marché du travail : déjà, lors de son discours d’investiture à Westminster en 2007, Gordon Brown promettait des « British workers for British jobs », reprenant et détournant ainsi une célèbre formule du BNP. C’est d’ailleurs le même Gordon Brown qui, depuis qu’il est au pouvoir, durcit régulièrement les lois sur l’immigration, au fur et à mesure que la situation économique se dégrade et que les Tories font de l’immigration l’un des thèmes centraux de la campagne électorale à venir.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’interpréter l’invitation de Nick Griffin à la BBC – le saint Graal de l’intelligentsia british. En consacrant cet histrion comme politicien de plateaux TV, en lui donnant de ce fait une certaine crédibilité intellectuelle, en donnant une légitimité médiatique à son discours grotesque, il sera d’autant plus aisé par la suite, pour les gouvernements en charge des affaires du pays, de présenter comme « modéré », « raisonnable » ou « humaniste » leur propre politique d’immigration, quand celle-ci sera devenue le seul domaine où ils pourront encore manifester leur volontarisme et exercer leur pouvoir – une fois donc qu’auront été épuisés tous les expédients pour ne pas régler la crise économique, pour ne pas liquider l’héritage thatchérien, pour ne pas, d’une manière ou d’une autre, redistribuer la richesse produite dans le pays.

Depuis donc ce fameux 21 octobre 2009, un vent mauvais souffle sur l’Angleterre. C’est désormais tous les jours que l’immigration, les immigrés, l’islam, etc., font l’actualité, et que les hommes politiques en rajoutent complaisamment. Les exemples abondent. Alan Johnson, un vieux briscard du Parti travailliste et actuel ministre de l’Intérieur, a fait son coming-out en novembre et reconnu lors d’un discours que le « Labour has made mistakes on immigration » (comme le résume si bien le Guardian). Les Tories quant à eux sont sur un nuage : leur dernière trouvaille, la semaine dernière, est d’instaurer des quotas d’immigration, comme en Australie (c’est du moins l’idée qu’a lancée Michael Howard). Mais patience : les prochaines élections ne sont que dans quelques mois, tout le monde aura encore le temps d’ici là d’affiner ses propositions pour faire du Royaume-Uni une forteresse inexpugnable.

Les Anglais devraient quand même y réfléchir à deux fois avant de se lancer dans cette grande aventure. Comme le montre le pathétique exemple français, placer l’immigration au centre du débat national n’a pas simplement pour effet de rendre la vie impossible pour les immigrés, mais outre le coût exorbitant et la totale inefficacité des politiques finalement mises en œuvre (pour ceux qui ont encore le moindre doute à ce sujet : http://www.cettefrancela.net), elle est également un ferment redoutable de discorde civile. Mais peut-être après tout est-ce le but recherché ? En tout cas, l’opposition entre partisans et adversaires de la politique sarkozyste s’est à ce point radicalisée qu’il n’y a plus qu’à attendre que l’actualité fournisse l’occasion d’une affaire Dreyfus pour officialiser le divorce entre ces deux France – étant bien entendu que, cette fois-ci, l’innocent persécuté ne sera pas juif mais musulman ou Arabe, et persécuté précisément parce que musulman ou Arabe. Car il faut bien reconnaître que le seul résultat tangible de la politique d’immigration de Sarkozy – résultat qui sera sans nul doute la plus grande réussite de son quinquennat (avec le bouclier fiscal, of course) –, c’est d’avoir libéré la parole raciste en France.

Le discours sakozyste prétend parler le langage du cœur (« La France, tu l’aimes ou tu la quittes », slogan des jeunesses frontistes en 1995 repris par Sarkozy en 2007), et plus encore le langage de la raison – il n’aime rien tant qu’à se parer de tous les attributs de la rationalité : rationalité économique (organisation optimale du marché du travail, nécessité d’équilibrer les comptes sociaux), rationalité politique (défense des valeurs républicaines et de l’« identité nationale »), rationalité sociale (préservation de l’homogénéité des modes de vie, de la culture, de la langue française). Cependant – et c’est là le point essentiel –, toute son efficacité tient à ce qu’il cherche à réactiver les réflexes xénophobes séculaires de la population et à flatter les sentiments franchement racistes d’une partie d’entre elle, en entretenant sciemment la confusion entre les immigrés proprement dit et les Français issus de l’immigration récente, c’est-à-dire ces immigrés d’hier qui ne sont devenus français que par un tour de passe-passe administratif.

La dénonciation rituelle des « échecs » de l’intégration (c’est-à-dire du traitement de l’immigration récente, i.e. depuis les années 1960), la conjonction symbolique des mots « immigration », « intégration » et « identité nationale » et tous les jeux d’équivalence et d’exclusion qu’elle autorise, l’insistance sur les questions de société censées prouver l’incompatibilité irrémédiable de l’islam avec la culture française, tout cela a pour effet non seulement de stigmatiser les immigrés, mais aussi de jeter le soupçon sur ces Français d’origine extra-européenne dont l’appartenance et la loyauté à la nation est finalement jugée problématique. Ainsi, un climat de suspicion générale s’est installé, dans lequel l’immigré incarne le nouvel ennemi intérieur – cet « immigré » étant bien entendu une figure fantasmatique qui renvoie tout aussi bien à l’immigré légal ou illégal venu des quatre coins de la Terre qu’au Français de naissance ayant eu la mauvaise idée de conserver le faciès et les caractéristiques physiques de ses aïeuls magrébins, africains ou asiatiques. In fine, il y a même désormais en France deux types de Français : les Français choisis, c’est-à-dire les Français dits « de souche » (de type européen) et les Français subis, c’est-à-dire tous les autres, ceux d’origine nord-africaine, africaine et asiatique.

Où tout cela va-t-il nous mener ? On ne sait trop. Le pire n’est pas certain, même si, des enfumades de Bugeaud à la rafle du Vel’d’Hiv’ (entre autres), la France a déjà un beau palmarès en la matière. Notons pour se rassurer qu’il y a encore une minorité de Français viscéralement anti-racistes et, bien qu’ils ne soient qu’une minorité, ils sont suffisamment organisés et influents pour se faire entendre. Qu’en sera-t-il également de la société britannique ? Résistera-t-elle à la pression de ses leaders qui tentent de lui faire boire la potion infâme qu’ils lui ont préparée ? Ici non plus le pire n’est pas certain. II y a tout comme en France un fort mouvement anti-raciste et des groupes capables de s’organiser politiquement, sans même parler des effets puissants du politically correct. D’autre part, le discours anti-immigration pourrait rencontrer des résistances propres à la culture libérale de l’Angleterre : après tout, au pays de l’habeas corpus, qui a une conception entièrement différente du maintien de l’ordre et de la gestion de l’espace public, où la carte d’identité n’est pas obligatoire, cela risque d’être un peu plus compliqué qu’en France d’organiser des traquenards pour arrêter des grand-mères chinoises à la sortie des écoles. De plus, le pays a développé un modèle d’intégration multiculturel, qui présente certains avantages : en particulier, la critique des différences culturelles et l’injonction à se conformer au mode de vie dit national se font moins pressantes ; d’autre part, dans un tel modèle, on n’a pas l’idée saugrenue de demander aux candidats à la naturalisation de renier leur patrie d’origine pour être un parfait petit citoyen.

On appelle « pays émergents » les pays qui sortent peu à peu du sous-développement pour atteindre les standards occidentaux en matière d’économie et de niveau de vie. Pourquoi ne pas parler aussi de « pays immergents » pour désigner ces vieilles nations qui, à l’instar de la France ou du Royaume-Uni, s’avèrent incapable d’enrayer leur déclin économique et culturel et qui, de ce fait, ont recours à des expédients politiques lamentables pour tenter (en vain) de maintenir leur cohésion sociale ? Le marasme actuel a cependant au moins un avantage pour nos dirigeants : il s’accompagne quasi mécaniquement d’une baisse des entrées d’étrangers, les pays en crise étant beaucoup moins attractifs pour les candidats potentiels à l’immigration. C’est un peu l’ironie du temps : la nullité des gouvernants en place, leur attachement pathologique au modèle néolibéral, leur réticence à affronter les puissances financières – à la fois par pusillanimité, incurie et vénalité –, va leur permettre d’afficher des résultats positifs dans au moins un domaine, conformément à leurs promesses de campagne : l’immigration ! On peut toutefois se faire la réflexion suivante : si un jour plus un seul immigré ne pose le pied en France ou au Angleterre, si un jour nos villes et nos campagnes sont enfin libérées de cette détestable présence exotique, eh bien, ce jour-là, c’est simplement que ce seront les chers enfants de Lille, de Nantes, de Sheffield ou de Birmingham qui prendront leur baluchon, feront leurs adieux et partiront vivre, travailler, aimer et mourir ailleurs.

4 responses to “Les Anglais découvrent les charmes du lepénisme

  1. merci pour ce lien… très instructif même si je lis en retard.
    bonne continuation.
    ct

  2. Voilà un article comme je les aime ! Ce que j’appelle un excellent “zoom arrière” qui permet de décoller du “nez dans le guidon”.
    Un article qui démonte les mécanismes pervers si chers à nos gouvernants….avec la complicité des gouvernés.
    Dommage que des analyses aussi percutantes ne fassent pas la une des journaux télévisés!!!

  3. Bonjour
    C’est effectivement percutant et limpide.
    Merci de cette analyse.
    J’aime beaucoup votre métaphore aquatique (immergeant/émergeant), cependant je vous adresserais une critique sur ce point. En effet, pourquoi, puisque vous êtes si pertinent dans la déconstruction, ne mettez-vous pas aussi en doute la sacro-sainte notion de “déclin” liée à l’économie ? Le déclin n’est-il pas uniquement dans le déclin des idées et de la dignité humaine (si tant est que l’humain ait un jour été (digne de dignité”).

  4. Emmanuel Quilgars

    @ Matthias
    Merci pour votre commentaire. Effectivement, il y a une grave crise “intellectuelle”, “morale”, “spirituelle”, etc., un reflux des valeurs “humanistes” ou “progressistes” (selon) qui augurent du pire et qui – comme vous le dites – sous-tendent in fine le déclin économique. Ce sont les ravages de la pensée dite “néolibérale” conjugués aux relents réactionnaires bien connus de la morale dite “traditionnelle”.

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